Photographies : Rémy Lidereau pour Étonnantes
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Aurélie, que faisais-tu avant de créer Black Verveine en 2014 ?
A la fin de mes études de mode, j’ai fait un stage au sein d’une marque de Streetwear à Paris pour laquelle j’ai été embauchée en tant qu’assistante de collection. C’était intéressant, une création de poste et j’avais pas mal de responsabilités au sein de cette jeune marque. J’y ai travaillé pendant un an et j’ai développé la ligne Femme qui n’existait pas. Ensuite je suis partie pour travailler pour la marque Jennyfer en tant que styliste et là ça a été l’enfer ! Il fallait que je rebondisse, j’avais 24 ans environ. Ça été une expérience.
Pourquoi c’était l’enfer ?
Au niveau humain ce n’était pas agréable. Je suis partie au bon moment, au moment où les actionnaires sont entrés dans la société.
Le travail en lui-même au sein de cette grande marque t’a quand même appris des choses ?
Oui. Le job n’était pas hyper intéressant mais m’a permis d’analyser vite, de toucher à tout avec des techniques variées, de travailler aussi bien de la lingerie que de la maille. Ce n’est pas facile de faire des produits avec peu de moyens et des matières pas top ! Mais au bout d’un moment j’en avais assez. J’ai trouvé un autre job deux ans après. Ensuite j’ai continué dans la diffusion de masse, pour une société qui fabriquait du jean pour Pimkie, Bonobo… Il y avait une bonne ambiance familiale dans cette société, mais je suis allée en Chine pour le travail et j’ai découvert des choses qui m’ont choquée : je n’ai pas vu le stéréotype de l’enfant qui travaille mais des choses par rapport à la pollution, comme un élevage de poissons à côté d’une usine de production… La région de Canton est la plus laxiste au niveau des normes environnementales ce qui explique pourquoi beaucoup de marques se sont installées là-bas. Pour cette société j’étais styliste-infographiste donc je télétravaillais depuis Nantes. J’allais à Paris une fois tous les quinze jours. Mais de plus en plus il y avait des choses qui ne collaient pas avec mes valeurs, mon mode de vie, je ne voulais plus travailler pour une entreprise qui ne fait que du jean, donc le produit le plus polluant de la mode.



Avais-tu le désir de créer ta marque durant toutes ces années ?
Non. Je suis sortie de l’école en 2001 et cette envie de marque est venue petit à petit, quand on a commencé à reparler du “Made In France” et que de petits ateliers commençaient à se remonter un peu partout. Cette envie de faire une mode meilleure et pointue, c’était très important pour moi. Je me suis dit qu’il y était possible de produire de façon limitée notamment parce que je n’avais pas d’argent. Et quand j’ai commencé à acheter des marques plus éco-responsables, je ne pouvais plus continuer à dessiner du jean à la chaîne qui serait fait dans des conditions horribles. Plus ça allait, plus le polyester prenait le dessus sur le coton. Donc mon envie est peut être venue en 2012 – 2013. Pour des raisons de santé à cause de mon endométriose, j’ai changé mon mode de vie, je me suis documentée et j’ai lu sur les perturbateurs endocriniens dans des livres de médecins canadiens parce qu’à l’époque en France, on ne parlait pas encore de cette maladie.
Mais jusqu’au bout j’ai eu peur de quitter mon poste, jusqu’en 2013 où j’ai quitté l’entreprise pour créer ma marque.
Et si tu n’avais pas vu cette réalité en Chine, aurais-tu continué à travailler pour cette entreprise ?
Peut-être pendant six mois mais je n’aurais pas continué plus longtemps. Ce qui m’embêtait le plus c’est qu’il y avait une très bonne ambiance au travail, on s’entendait bien.
Donc en 2013, tu te décides…
Oui en décembre 2013 j’ai quitté mon emploi et en janvier 2014 j’ai effectué les démarches pour créer Black Verveine. Mais avant de me lancer, je me suis dit que je voulais faire une marque « propre », alors il fallait déjà que je sache si je pouvais avoir des matières vraiment biologiques, je voulais vraiment quelque chose de pointu mais aussi le plus éco-responsable aussi. Je suis retournée au salon Première Vision à Paris où je n’étais pas allée depuis des années. Et c’était beaucoup de green washing (mascarade écologique), ou alors les offres éco-responsables étaient réservées à de grosses entreprises… Il a donc fallu que je reparte dans des recherches de sourcing pour trouver les matières. Et une fois que ça tenait la route en matières, j’ai fait une formation à la BGE, Boutique de Gestion pour Entreprendre, pour me rassurer parce que j’avais un peu peur de créer ma marque car je n’ai pas un profil économique ! J’ai fait un bac littéraire, des études de mode à l’école Esmod, deux ans à Rennes et un an à Paris.
D’où proviennent tes tissus biologiques ?
De sociétés françaises, allemandes. J’aime bien travailler avec les allemands parce qu’avec eux tu sais d’où vient le coton, où il est cultivé, filé, tissé ou tricoté. Il y a une vraie transparence. C’est pareil pour la soie, car oui j’utilise de la soie même si maintenant c’est polémique : c’est un fournisseur allemand qui va sur place et sélectionne les artisans, les producteurs de soie, c’est assez sérieux.
Pourquoi était-ce fondamental pour toi de faire une marque éco-responsable ?
Parce que tout ce que j’ai vu ne rimait à rien. On pollue pour créer des vêtements qui sont brûlés s’ils ne sont pas vendus ! Cela pollue les habitants de la région qui n’ont rien demandé : Canton, c’est l’usine du monde, c’est ultra pollué.



Tu penses donc que mode et écologie peuvent s’entendre ? On sait pourtant que la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde.
Oui c’est possible. Je fais de petites quantités mais il existe de la mode éco-responsable moyenne gamme, comme les collants que je porte qui sont en polyester recyclé. Au début je voulais partir sur quelque chose de plus accessible sauf que je n’avais par l’argent nécessaire pour le travail d’image, de communication, car quand tu produis plus il faut être sûr de pouvoir vendre. Je reste dans quelque chose de plus humain, mais ça veut dire que ce n’est pas accessible à tout le monde… Mais c’est possible de faire de la grosse quantité écologique.
En créant ta marque, avais-tu déjà une vision précise de l’identité que tu voulais lui donner ?
Oui car j’avais plus de 30 ans donc je me connaissais, je connaissais ma personnalité, c’est quand même plus facile. Mais en voulant allier écologie et mode c’est assez difficile de trouver des matières. C’est une gymnastique d’avoir des exigences ! Le point faible aujourd’hui se situe au niveau des accessoires car mes matières sont biologiques mais pas forcément le fil pour coudre. J’en ai trouvé mais ce n’est pas la bonne épaisseur de fil pour coudre le tissu fin. Il existe aujourd’hui de petites bobines de polyester recyclé mais en faisant de la petite quantité comme je le fais, je n’ai pas accès aux gros cônes industriels. Ça c’est vraiment ce qui me pose le plus de problèmes : les accessoires.
Comment travailles-tu ?
Je travaille avec une modéliste, Noémie, qui fait le patronage et les toiles, comme le brouillon du vêtement. A partir de mes dessins c’est elle qui va donner naissance au vêtement, avec une fiche technique. On fait ensuite des essayages sur un « mannequin cabine » : aux essayages, on peut allonger ou raccourcir le vêtement par exemple.
Et une fois que le prototype est validé après l’essayage du mannequin cabine…
On va voir l’atelier de confection : un petit atelier nantais. On lui demande des conseils pour l’étape d’industrialisation, pour être sûres que l’on ne se trompe pas sur le choix des finitions et ensuite c’est la personne de cet atelier qui réalise les séries.
Je travaille plus ou moins seule parce que mon compagnon gère toute la partie gestion administrative, c’est lui qui porte la marque car c’est une marque jeune et c’est très dur.
Que veux-tu dire par “c’est lui qui porte la marque » ?
C’est sa société, il s’en occupe financièrement.



Comment envisages-tu l’avenir de Black Verveine ?
Il faut que l’on trouve du financement. Je vends mais ce n’est pas régulier, ça ne me suffit pas pour vivre ni pour financer les autres collections. Là c’est le problème actuel pour la prochaine collection, il faudrait réinjecter de l’argent mais au bout d’un moment ça s’essouffle, il faudrait trouver une solution parce que le virtuel ne fait pas tout. C’est bien d’être présent sur Internet, avant on était présent sur la boutique du ELLE mais ils ont été rachetés et on leur a dit que le ELLE Store était fini. Pour Black Verveine c’était une visibilité, un gage de qualité pour les clientes, ça inspirait confiance. Donc il faudrait trouver un juste équilibre dans le mode de vente. On sait bien aujourd’hui aussi que les boutiques indépendantes ont du mal. En 2015 à nos débuts, un concept-store nantais distribuait la marque mais il a fermé. On était aussi à Toulouse, Paris mais aujourd’hui les concept-stores travaillent le plus souvent en dépôt-vente et non en achat de stocks, donc c’est compliqué.
Pourquoi ?
Ils sont frileux, ils ont du mal aussi. Donc en fait on est un peu sur tous les fronts. La solution pourrait être de faire des salons deux fois par an même si c’est un investissement, mais il faut être capable de produire derrière.
Ce qui n’est pas le cas actuellement ?
Si mais ça dépend de la demande, on peut être vite victime de son succès. Mais la plupart du temps les gens n’ont pas besoin de connaître la marque sur un salon, ils la découvrent sur Instagram. Tous les points de vente qu’on a eus c’était via Instagram.
Actuellement qui sont tes clientes ?
Elles sont en général sensibles au style, veulent acheter moins mais mieux. Je ne vais pas forcément capter une clientèle qui a un pouvoir d’achat démesuré, celle-ci a plutôt soif de marques déjà reconnues. Ce sont des clientes qui n’ont pas forcément un potentiel d’achat énorme mais qui sont sensibles au style et à l’engagement. Et en boutique c’est la même clientèle car je pense qu’on propose une autre mode éco-responsable, différente de celle trop basique qui a été trop longtemps clichée.
Que signifie « Black Verveine » ?
« Black » parce que c’est un ton qui m’est cher depuis mon enfance. Je n’ai jamais été gothique mais j’aime le noir ! « Verveine » est un clin d’œil aux matières que j’utilise : c’est naturel et c’est aussi la verveine que je bois toute la journée. Je cherche à toujours équilibrer, que ce soit quand même chaleureux, pas totalement froid. C’est pareil dans mes inspirations, de l’architecture aux fonds marins, il y a toujours un équilibre entre les deux.
Comment rends-tu ton univers chaleureux en travaillant des teintes quand même plutôt froides et sombres ?
C’est vrai que c’est compliqué ! J’y arrive plutôt dans les coupes. En fait ce que je voulais également, comme les vêtements que je crée sont quand même un investissement, c’est qu’ils puissent être portés aussi bien en journée qu’en soirée, simplement en les accessoirisant pour en changer la portée. Je ne veux pas faire des pièces qui restent dans l’armoire. Et aussi chose très importante pour moi, ce sont des pièces assez couvrantes, pensées pour diverses morphologies. On travaille, on étudie la coupe pour ça : pour que ça aille à plusieurs morphologies.

Tu es extérieure au cycle de la fast-fashion et au rythme effréné des défilés, mais ces derniers t’inspirent-ils quand même ou y es-tu hermétique ?
Non je peux pas y être totalement hermétique parce qu’on est bombardé d’images aujourd’hui donc on est toujours influencé. Mais j’ai toujours eu mon style, cela fait un moment qu’il est bien défini et je ne vais pas me laisser influencer par la mode actuelle du Sportswear ou la « silhouette parisienne ». Ça ne m’intéresse pas de voir les mêmes choses partout.
Es-tu inspirée par le travail de certains créateurs de mode ?
Je ne sais pas mais en tout cas on me dit souvent que mes créations ont un style japonais ! Je suis surtout inspirée de créateurs dont les inspirations sont architecturales. Comme tu le vois mon style n’est pas « folklo » ou « romantique » !
Que racontent tes vêtements ? Quand tu construis une collection, as-tu envie de raconter quelque chose ?
Il y a un plan de collection à chaque fois, je cherche à garder un équilibre entre une pièce un peu « dure » et une un peu plus adoucie, mais j’ai toujours eu du mal à expliquer mes influences, ce sont des formes qui me viennent comme ça… Bien sûr, je fonctionne avec des moodboards, je m’inspire de l’architecture comme l’Opéra de Sydney, qui est d’ailleurs beaucoup mieux de loin que de près ! Parfois c’est aussi le tissu qui va m’inspirer, par exemple la broderie anglaise est une matière que je ne pensais jamais utiliser parce que ultra-féminine mais j’aime jouer le décalage entre masculin et féminin. J’ai détourné la broderie sur des pièces Sportswear, pour toujours trouver l’équilibre entre ce qui va être pointu mais aussi un peu casual.


Tu as toujours voulu travailler dans la mode ?
La mode était quelque chose d’évident pour moi depuis le primaire, je voulais être styliste ! En CM1, je dessinais, mais je ne savais pas dessiner alors je faisais les personnages de profil. C’était la mode de Patrick Bruel et j’avais appelé ma collection « Place des grandes femmes » !! J’ai une maman qui nous faisait nos vêtements mais je n’ai jamais été attirée par la couture, mais par la conception. J’ai été obligée, et ça n’a pas toujours été drôle, d’étudier le modélisme mais il le fallait pour savoir de quoi je parlais.
Que préfères-tu dans ton métier ?
La création même si ça ne représente que très peu de mon temps.
Que fais-tu le reste du temps alors ?
La partie très stressante c’est les photos, le shooting de la collection. C’est hyper stressant parce que tout repose sur ce shooting dont je vais réexploiter les photos mais c’est plaisant parce que tout prend forme. Je gère tout ce qui est communication, l’entretien de l’eshop du site, je participe à la Fashion Revolution* qui représente du temps associatif à côté de mon travail. J’ai un projet artistique avec l’artiste nantaise Charlotte Barry sur un projet mêlant la mode et l’art, sur les contraintes du corps. Il y a aura une petite performance.
*(Fashion Revolution est née en Angleterre à l’initiative de Carry Somers, créatrice de la marque Pachacuti et pionnière de la mode éthique et équitable, en réponse à l’effondrement d’ateliers de confection au Bangladesh en 2013, faisant 1138 morts et plus de 2000 blessés.)
Es-tu contente de ton activité au quotidien ?
Oui je suis contente mais c’est très dur, financièrement bien sûr, mais c’est aussi beaucoup d’énergie. Il faut être vraiment mordue, ne pas compter ses heures du tout.
Comment fais-tu pour ne pas être démoralisée ?
Je le suis parfois, démoralisée ! Mais j’ai tendance à vite remonter la pente, je me promène, je vois les gens que j’aime. Mais il y a beaucoup de choses qui sont dures. Et en habitant à Nantes ce n’est pas évident quand il y a des choses qui se passent à Paris. Au début j’allais au moins une fois par mois à Paris en essayant de rattraper des choses, en me disant que si j’y allais plus souvent, sans être dans le réseau, j’allais pouvoir saisir des opportunités. Mais j’ai arrêté parce que j’étais complètement épuisée physiquement. Il fallait être présente sur plein d’évènements, de boutiques éphémères mais j’essayais de courir après quelque chose que je n’aurais jamais car je n’étais pas à Paris.
Donc le fait d’habiter à Nantes a été handicapant pour le développement de ton activité ?
Oui parce qu’il y a quand même un décalage. Paris c’est bien, pointu, ça te donne des sources d’inspiration, tu es dans la dynamique mais à un moment, il y a trop de mode partout, c’est étouffant. Et en arrivant ici, il y a un fossé parce qu’il n’y en n’a pas assez !
Tu penses que si tu étais restée à Paris, ta marque aurait pris une tournure différente ?
Oui je pense mais j’aurais eu d’autres problématiques comme : « Je suis à Paris mais en travaillant où ? Dans quelles conditions ? Retourner toute seule à Paris ? » Mais oui ça aurait été plus facile. Ici par exemple quand quelqu’un à Paris a besoin d’une tenue pour un shooting ou une soirée, même si j’envoie un Chronopost, je ne suis pas assez réactive.


Quelles sont tes priorités aujourd’hui ?
Trouver du financement. Actuellement je cherche vraiment comment faire pour financer la marque mais c’est dur de prendre du recul par rapport à ça. Et il faudrait aussi trouver un autre système car la vente en ligne ne suffit pas du tout.
Mais tu as envie d’arrêter ou de continuer Black Verveine ?
Je ne sais pas. C’est très dur, c’est quelque chose que je fais depuis des années donc j’ai envie de continuer bien sûr mais s’il n’y a pas d’argent…
Et si ça s’arrêtait, qu’est-ce que tu ferais ?
Ohlala je ne sais pas ! Je ne peux pas me projeter dans cette optique, de me dire que ça s’arrêtera. Pour l’instant il faut tenir bon. La mode c’est vraiment très très compliqué. Il faudrait que les gens aient plus confiance dans les nouvelles marques, qu’ils laissent tomber cette reconnaissance sociale par le vêtement. Il y a aussi l’aspect économique, il ne faut pas se leurrer. Et je pense que de ne pas être à Paris c’est plus difficile pour espérer avoir des éditos magazine, des shootings, etc. Je ne suis pas non plus une pro en marketing mais comme je n’aime pas les choses forcées, je ne force pas. Aussi, il y a très peu de boutiques éphémères à Nantes, j’ai mis deux ans à trouver une personne qui me céderait une boutique pour quinze jours, rue Mercoeur pour mon dernier pop-up store. J’aurais aimé avoir ma boutique mais financièrement c’est dur. Après je me dis que j’ai le droit de faire une pause aussi et de reprendre la marque plus tard. Je vais aussi sûrement donner quelques heures de cours dans une école de mode à Paris sur tout ce qui est sourcing et éco-responsabilité.


Retrouvez les créations d’Aurélie Guilbaud pour Black Verveine
sur son site internet : blackverveine.com
et son compte Instagram : @blackverveinefr